Nouvelle : Coup de Blues
Miles claqua la porte au nez des sales gosses. Il ne leur avait rien donné, pas de bonbons, pas de surprises, rien. Il détestait Halloween. Cette aversion venait sûrement en grande partie du fait qu'il faisait peur aux enfants, sans avoir mis de masque. Entendre ces petites pestes crier d'effroi, ou rigoler, en le voyant, le mettait hors de lui.
Il jeta un coup d'oeil à la pendule du salon, et soupira. Il n'était pas encore neuf heures du soir, la soirée allait être longue, très longue...
Une idée lui vint soudain, salvatrice : pour échapper aux moqueries, et aux dérangements incessants, il lui suffisait de sortir ! Qu'ils tambourinent autant qu'ils veulent, ils ne le dérangeraient plus.
Il endossa son pardessus, un manteau de feutre beige qui lui tombait aux genoux, coiffa un bonnet de laine noire, qui commencait à s'effilocher, en enfila ses chaussures, dont le cuir râpé trahissait l'age respectable.
Puis il eteignit les lumières, ferma la porte à clef, et se mêla aux fêtards qui arpentaient les rues de la Nouvelle-Orléans.
Il détestait la foule, déja en temps normal, mais plus encore ce soir. Il était certain que, sous leurs masques, les gens le regardaient, le fixaient... Et puis, tous s'amusaient, alors que son humeur était sombre. Pourquoi devait-il subir cette fête chaque année ?
Pour ne plus subir la foule, il dériva, lentement, vers les docks. Les entrepots plus ou moins abandonnés y cotoyaient les méthaniers, chimiquiers, et autres porte-containers, tous maintenus à quai par d'énormes cordes, leurs silouhettes s'élevant plus haut que la plupart des constructions de la ville. Leurs coques se devinaient légèrement, dans la faible luminosité que fournissaient à la fois la Lune, et l'éclairage public.
De zones d'ombre en zones de pénombre, Miles évacuait son ennui, flânant pour faire passer le temps. Le vent et le bruit de la mer lui faisaient presque oublier à quel point cette soirée était déprimante. Puis, il remarqua un faible bruit, entre deux bourrasques, et quand le vent reprit s'arrêta une nouvelle fois, il pût identifier ce qui ressemblait à de la musique.
Par curiosité, et pour tromper son ennui, il décida d'en chercher la source. Tendant l'oreille, luttant pour distinguer les notes derrière le bruit ambiant, il s'éloigna petit à petit du rivage. Empruntant une allée s'enfonçant entre deux entrepots, et particulièrement sombre, il s'approcha petit à petit de l'origine de la musique.
C'était des cuivres, à n'en pas douter. Ou plutôt, un cuivre, qui jouait un solo. La mélodie ne correspondait à rien de ce qu'il connaissait, mais ressemblait d'avantage à une longue lamentation, comme les adeptes du Blues avaient tendance à en produire en temps de déprime. Il identifia finalement un soupirail entrebaillé, d'où s'échappait le son, et il resta quelques minutes à écouter la complainte mélodieuse qui faisait écho à son humeur.
Miles écoutait, et regardait autour de lui pour trouver l'entrée de la cave. Il repéra, à la lueur vacillante d'une lampe fatiguée, le haut d'un escalier qui s'enfonçait dans le sol. Il descendit précautionneusement les marches en béton, et hésita quelques instants devant la porte metallique, en bas. Il faillit rebrousser chemin, mais il se dit qu'après tout, il ne risquait pas grand chose. Il tourna la poignée, et la porte s'ouvrit sans bruit.
Encore légèrement surpris, Miles entra, dans la pièce d'un noir d'encre, et observa. Il entendait très clairement le son, maintenant, et la mélodie n'était pas plus enjouée que tout à l'heure. Il apperçut une luminosité, dans la direction d'où venait la musique, et ferma la porte avant de s'en rapprocher.
Il manqua de trébucher, deux ou trois fois, sur des obstacles qu'il n'avait pas vus, sa seule source de lumière étant le halo diffus qu'il voyait un peu plus loin. Tel un papillon de nuit, il se laissa guider par la lumière. Arrivé près de la lumière, il s'arrêta, caché derrière une pile de caisses, et resta un peu à écouter, une fois encore, la triste mélodie.
Il se décida, et fit un pas dans la lumière. Comme sur une scène déserte, un musicien noir, en costume entièrement blanc, pantalon, chemise, veste, et même noeud papillon et canotier, semblait luire, au milieu d'un cercle de lumière. Il était assis sur une caisse en bois, et soufflait dans un saxophone, auquel il arrachait sa complainte, les yeux fermés. Ainsi que la plupart des vrais musiciens, il faisait corps avec son instrument.
Tout en continuant à jouer, il ouvrit les yeux, et, d'un regard, fit signe à Miles de venir s'asseoir à ses côtés, sur une caisse libre. Un sourire de gratitude éclaira le visage de Miles, qui obtempéra de bonne grâce. Cette musique, cette ambiance, tout lui rappelait sa jeunesse, et le club de Jazz qu'il fréquentait alors.
Dans l'ombre d'une des caisses, il distingua quelque chose, et son coeur accelera. Il s'approcha, et ne crût pas à sa chance lorsqu'il ramassa une trompette. C'était justement l'instrument dont il jouait, avant. Ravi de sa trouvaille, il revint à sa place, sous le regard bienveillant du noir, qui jouait encore et toujours, et aux lèvres duquel se forma l'esquisse d'un sourire.
Un peu hésitant, il joignit ses notes à la plainte du saxophoniste, et ce dernier lui répondit d'un simple hochement de tête. Ils jouerent, longtemps, sans s'arrêter. Durant des heures, leurs notes s'envolèrent, faisant courir le temps. Durant des heures, ils ne s'arrêterent pas une fois.
Puis vint le jour, qui commença à insinuer quelques rayons par le soupirail toujours entrebaillé, et Miles réalisa soudain qu'il avait joué toute la nuit, et qu'il avait la gorge sèche. Maintenant que l'aube se levait, le noir ne paraissait plus aussi lumineux. Certainement une question de contraste.
Le noir ne s'arrêtait toujours pas, et Miles prenait sur lui pour continuer. Il ne voulait pas rompre le charme, mettre fin à ce moment de bonheur. Il joua encore, fermant les yeux de temps en temps, à mesure que la fatigue l'assaillait, et jouant graduellement moins fort, à mesure que son compagnon réduisait le volume.
Un coup d'oeil à son compagnon le convainquit qu'il était fatigué : son cerveau n'arrivait même plus à combiner correctement ce que voyaient ses deux yeux. En effet, il voyait maintenant à travers son compagnon, dont l'aura s'était réduite à une faible luminescence diffuse. Miles se dit que les piles de la lampe devaient faiblir.
Ils continuèrent à jouer un moment encore, Miles observant, les yeux fatigués, son compagnon. Celui-ci, presque entièrement transparent, le salua de la tête, et entama un final, que Miles suivit avec une gratitude teintée de regret. Alors que la dernière note se maintenait, pour terminer en beauté, le charme fut rompu par le bruit d'un objet metallique tombant sur le sol en béton.
Miles réalisa que le saxophone venait de tomber des mains de son ami, et celui-ci lui adressa un dernier sourire, et disparut. Une larme au coin de l'oeil, Miles reposa la trompette, ramassa le saxophone, et le rangea à côté de son instrument. Puis il sortit de l'entrepot, et referma la porte. Il faisait plein jour, maintenant, mais les rues des docks étaient aussi désertes que la nuit précédente.
Miles s'autorisa un baillement, et inspira à pleins poumons l'air frais du matin. Il était temps de rentrer.